Le 26 juillet, la Cour d'appel fédérale (CAF) a rendu sa décision tant attendue dans l'affaire Benjamin Moore. Les praticiens qui espéraient que cette décision apporterait la clarté nécessaire en matière de la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur seront déçus.

Contexte

Au cours des deux dernières décennies, l'Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC)1 a publié successivement des énoncés de pratique et des mises à jour du Recueil des pratiques du Bureau des brevets (RPBB) énonçant comment les examinateurs doivent évaluer l'objet brevetable, notamment en ce qui concerne les inventions mises en œuvre par ordinateurs. Tous ces avis de pratique adoptent la même approche, à savoir permettre aux examinateurs de ne pas tenir compte de certains éléments des inventions revendiquées lors de l'évaluation de l'objet brevetable, malgré la volonté manifeste des inventeurs de faire de ces éléments des éléments essentiels (et qui sont donc essentiels aux revendications en vertu de la jurisprudence canadienne2). En ne tenant pas compte des éléments informatiques revendiqués, les examinateurs peuvent alors rejeter les revendications en raison d'un manque d'objet brevetable. Cette approche a été et est encore souvent utilisée pour rejeter les revendications d'inventions mises en œuvre par ordinateur. Les tribunaux ont rejeté cette approche, d'abord en 20113, puis en 20204, la jugeant incompatible avec la jurisprudence canadienne. Les demandeurs et les agents de brevets sont à juste titre frustrés de voir l'OPIC continuer à adopter cette approche.

L'OPIC a adopté cette approche pour rejeter deux demandes de brevet de Benjamin Moore concernant des méthodes de sélection de couleurs mises en œuvre par ordinateur, faute d'objet brevetable. Benjamin Moore a interjeté appel des décisions devant la Cour fédérale (CF).5 Frustré par l'approche de l'OPIC en matière de brevetabilité des objets, l'Institut de la propriété intellectuelle du Canada (IPIC) a demandé l'autorisation d'intervenir dans l'appel, afin d'attirer l'attention de la Cour sur la « mauvaise application répétée du droit par l'OPIC ».6 La Cour, lors de l'examen de la demande d'intervention, a invité l'IPIC à proposer un test pour l'évaluation de l'objet brevetable. L'IPIC a alors proposé un test (ci-après dénommé le « test Benjamin Moore »).

La CF a renvoyé les demandes de brevet à l'OPIC en lui demandant d'appliquer le test Benjamin Moore. Le procureur général (PG) représentant l'OPIC a interjeté appel de cette décision.

La décision

Accueillant l'appel, la CAF a estimé que les exigences imposées par le test Benjamin Moore n'ont aucun fondement en droit.7  Par exemple, le test Benjamin Moore exigeait que des aspects distincts de la brevetabilité — l'objet, les aspects nouveaux, le caractère évident et l'utilité — soient examinés dans un certain ordre. De plus, en ce qui concerne l'objet des demandes, le test Benjamin Moore exigeait que les exclusions prévues par la loi en vertu du paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets  soient prises en compte avant l'article 2, ce qui contredit ce que la CAF a énoncé dans l'affaire Amazon.8 La CAF a également fait remarquer qu'il n'était pas judicieux de tenter de trancher des questions qui n'ont pas encore été examinées par les tribunaux canadiens et qui n'ont pas encore été adéquatement traitées par les parties.9 Selon la CAF, l'une de ces questions non résolues est celle de savoir si les aspects nouveaux et le caractère évident peuvent être pris en compte lors de l'évaluation de l'objet des demandes.10

Ces dernières déclarations mettent en lumière un problème auquel sont confrontés les praticiens. À ce jour, toutes les décisions des tribunaux canadiens sur la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur sont issues d'appels de décisions de l'OPIC rejetant des demandes de brevet. Depuis l'arrêt de la CAF dans l'affaire Amazon, la Cour fédérale a toujours refusé d'interpréter les revendications dans ces affaires.11 Dans la mesure où la Cour fédérale a également toujours soutenu que l'OPIC a mal interprété ces revendications, et où les revendications doivent être correctement interprétées avant que la brevetabilité de l'objet puisse être évaluée, cela donne lieu à une situation sans issue, où les tribunaux refusent ou ne sont pas en mesure d'indiquer aux demandeurs (et à l'OPIC) l'approche appropriée pour évaluer l'objet brevetable.

Conséquences

Cette décision semble mettre fin aux espoirs que l'arrêt de la Cour fédérale avait fait naître chez les demandeurs et les praticiens, qui espéraient que l'OPIC modifierait son approche de l'examen des inventions mises en œuvre par ordinateur. En effet, les demandeurs et les agents de brevets pourraient maintenant se trouver en moins bonne posture qu'avant le jugement de la Cour fédérale, puisque la Cour d'appel fédérale approuve vraisemblablement de nombreux aspects de la pratique actuelle de l'OPIC (la version révisée du RPBB et l'énoncé de pratique EP 2020-04). Par exemple, la décision de la CAF semble soutenir la pratique de longue date de l'OPIC consistant à prendre en compte l'« invention réelle », potentiellement distincte de l'invention revendiquée, lors de l'interprétation des revendications en vue de déterminer l'admissibilité de l'objet.12   Malheureusement, la CAF ne s'est pas prononcée sur le rôle que le concept d'« invention réelle » peut jouer dans la détermination de l'admissibilité de l'objet, étant donné que les revendications doivent être interprétées de la même manière à toutes les fins,13 et que l'« invention réelle » peut, selon l'OPIC, différer de la « revendication téléologique de l'invention ». 

Les commentaires de la CAF affirmant que le droit canadien n'a pas tranché la question de savoir si la nouveauté et l'ingéniosité peuvent être prises en compte pour déterminer l'admissibilité de l'objet pourraient également permettre à l'OPIC de rejeter plus facilement les revendications pour faute d'objet brevetable.

Il reste à voir l'incidence qu'aura cet arrêt sur l'examen des inventions informatiques, mais il semble probable que l'OPIC l'interprétera comme l'autorisant à continuer à suivre ses propres règles. On peut toutefois espérer que l'OPIC tiendra compte des commentaires de la CAF et gardera « l'esprit ouvert et s'abstenir de conclure hâtivement qu'un objet n'est pas brevetable pour la simple raison qu'il n'implique que le recours à une technologie informatique conventionnelle ».14

Footnotes

1. Nous utilisons « OPIC » pour désigner la commissaire aux brevets, les examinateurs de brevets et la Commission d'appel des brevets.

2. Les questions de brevetabilité reposent sur l'évaluation adéquate de l'objet brevetable revendiqué. La Cour suprême du Canada a défini la bonne approche d'interprétation des revendications dans deux arrêts clés rendus en 2000. Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66 (Free World Trust) et Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67 (Whirlpool). Les principes d'« interprétation téléologique » reconnus dans ces affaires exigent, entre autres, une détermination des « éléments essentiels » de la revendication — c'est-à-dire que les éléments sont considérés comme essentiels s'il est évident pour une personne versée dans l'art qu'ils ne peuvent être modifiés ou omis sans influencer le fonctionnement de l'invention, ou si l'inventeur estimait manifestement que l'élément était essentiel. Free World Trust a spécifiquement rejeté les notions d'« esprit » ou de l'« essentiel » de l'invention qui étaient alors utilisées par l'OPIC lors de l'évaluation de la brevetabilité.

3. Canada (Procureur général) c. Amazon.com, Inc,  2011 CAF 328 (Amazon CAF).

4. Yves Choueifaty c. Canada (Procureur général), 2020 CF 837 (Choueifaty). (Consulter notre article ici).

Dans l'affaire Choueifaty, la Cour a souligné que « la tâche du commissaire, comme celle d'un juge dans le cadre d'un procès, consiste à en déterminer la validité » (idem., paragraphe 36), réaffirmant que les examinateurs doivent appliquer les principes énoncés dans l'arrêt Free World Trust lorsqu'ils déterminent si un élément d'une revendication est essentiel.

5. Benjamin Moore & Co. c. Canada (Procureur général), 2022 CF 923(Benjamin Moore CF). Il convient de souligner que les deux décisions de la Commission d'appel des brevets (CAB) dans cette affaire ont été rendues avant l'arrêt Choueifaty. Au moment où l'appel a été entendu, la décision Choueifaty avait été rendue et toutes les parties ont convenu que l'OPIC avait utilisé le mauvais critère pour interpréter les revendications.

6. Idem, paragraphe 44.

7. Canada (Procureur général) c. Benjamin Moore & Co, 2023 CAF 168 (Benjamin Moore CAF) au paragraphe 78.

8. Idem, paragraphe 48.

9. Idem, paragraphe 30.

10. La CAF n'a pas suggéré qu'une évaluation de l'invention par rapport à ce qui existait auparavant devrait être réalisée lors de l'examen de l'admissibilité de l'objet, mais a semblé suggérer que les avancées réalisées par l'invention revendiquée sur la base d'une lecture de l'ensemble de la spécification peuvent être prises en considération.

11. Amazon CAF, paragraphes 72 et 74.

12. Benjamin Moore CAF, paragraphes 56, 67 à 68, 70, 73 à 74, 78, 95.

13. Whirlpool, paragraphe 49(b).

14. Benjamin Moore CAF, paragraphe 85.

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