Le gouvernement fédéral du Canada a fait un premier pas vers la réforme de la Loi sur la concurrence (la « Loi ») avec le dépôt du projet de Loi d'exécution du budget de 2022 (la « LEB ») le 26 avril 2022. Bien que les modifications proposées aient été qualifiées d'« étape préliminaire » dans la « modernisation » du régime de concurrence du Canada, elles constituent néanmoins un ensemble de réformes notables en soi. Comme nous le décrivons plus en détail ci-dessous, certaines des modifications les plus importantes comprennent : 

  • Certaines ententes d'achats entre employeurs – à savoir les accords de non-débauchage et de fixation des salaires – seront criminalisées;
  • Les sanctions financières disponibles à l'égard des infractions liées au complot criminel, à l'abus de position dominante et aux déclarations civiles inexactes seront considérablement augmentées;
  • Le cadre analytique décrit dans la Loi à l'égard de l'abus de position dominante, l'examen des fusions et les collaborations entre concurrents sera étoffé afin de renforcer l'application de la loi sur les marchés numériques; et
  • Les pratiques « d'indication de prix partiel » sont expressément visées par les dispositions pénales et civiles relatives aux déclarations fausses et trompeuses.

La voie vers la réforme

Comme nous l'avons indiqué dans nos  publications précédentes, l'appétit du gouvernement pour la réforme se creuse depuis un certain temps, mais il s'est accru au cours des douze derniers mois avec des initiatives de réforme préconisée par le Comité permanent de l'industrie et de la technologie de la Chambre des communes (« INDU »), lors d'une consultation publique sur la réforme dirigée par le sénateur Howard Wetston et lors du  discours d'ouverture de la conférence à l'automne 2021 de la Section du droit de la concurrence et de l'investissement étranger de l'Association du Barreau canadien par le commissaire de la concurrence, Matthew Boswell. Ces thèmes ont été repris par le Bureau de la concurrence (le « Bureau ») dans des  recommandations détaillées soumises au gouvernement fédéral en février 2022. 

Dans ce bulletin, nous soulignons les modifications de la Loi sur la concurrence proposées dans la LEB qui sont susceptibles d'avoir l'impact le plus important sur les entreprises qui exercent leurs activités au Canada ou à l'étranger. Parmi les principaux éléments, citons la criminalisation de certains accords entre employeurs (notamment les accords de non-débauchage et de fixation des salaires), l'interdiction explicite des pratiques dites de « Indication de prix partiel », une augmentation significative des sanctions pour certaines infractions à la Loi et l'élargissement des droits d'accès privés au Tribunal de la concurrence (« Tribunal ») pour abus de position dominante.

Modifications proposées

Criminalisation des accords entre employeurs

Alors qu'ils peuvent actuellement faire l'objet d'un examen en vertu des dispositions civiles de la loi selon le critère de l'empêchement ou de la diminution substantiels de la concurrence, les amendements rendraient certains accords entre employeurs non affiliés (c'est-à-dire les accords de non-débauchage et de fixation des salaires) en soi  illégaux en vertu des dispositions pénales de la loi sur les cartels, y compris les groupes de franchisés non affiliés. Actuellement, seuls les accords entre concurrents portant sur la production ou la fourniture de produits ou de services peuvent mener à des sanctions pénales et à des actions collectives subséquentes. Avec les changements proposés, les employeurs qui concluent des accords de non-débauchage et de fixation des salaires sont passibles d'une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à 14 ans, d'une amende à la discrétion du tribunal (auparavant, l'amende maximale était plafonnée à 25 millions de dollars canadiens), ou des deux.

La genèse de ces réformes sur les cartels est liée à l'impact de la pandémie de COVID-19, y compris l'enquête menée par l'INDU en 2021 sur les décisions quasi simultanées de certains détaillants en épicerie de plafonner les primes de COVID-19 pour les travailleurs, ce qui a conduit à des demandes politiques urgentes pour une réforme. À l'instar de l'INDU, certains autres commentateurs considèrent que les lois sur la concurrence sont un moyen efficace d'augmenter les protections des travailleurs, notamment après le renforcement de l'application des lois antitrust contre ces accords, aux États-Unis, depuis 2016. 

Bien qu'il s'agisse d'une évolution importante, les amendements proposés ciblent expressément les accords de non-débauchage et de fixation des salaires afin qu'ils puissent être passibles de poursuites pénales. Toutes les autres formes d'accord entre concurrents continueraient d'être examinées en vertu des dispositions de la Loi relatives à la collaboration civile entre concurrents. De plus, les accords de non-débauchage et de fixation des salaires (par exemple, les clauses de non-sollicitation) contenus dans des accords entre concurrents qui sont accessoires et directement liés à un accord par ailleurs légal, comme dans le contexte d'une opération de fusion et d'acquisition, d'une coentreprise ou d'un accord d'alliance stratégique, bénéficieront probablement de la défense contre les restrictions accessoires prévues à l'article 45 (4) de la Loi et n'entraîneront donc pas de responsabilité pénale. En outre, la défense de conduite réglementée – qui peut protéger une conduite sanctionnée par une réglementation fédérale ou provinciale – s'appliquera également à ces accords entre acheteurs.

Ces modifications particulières ne prendront pas effet immédiatement. La LEB prévoit un moratoire d'un an à compter de la date à laquelle elle reçoit la sanction royale, ce qui donnera aux entreprises qui exercent leurs activités au Canada le temps de revoir leurs pratiques d'emploi actuelles et d'apporter les changements nécessaires pour éviter de s'exposer à une responsabilité criminelle éventuelle. De surcroît, puisque les actions collectives subséquentes peuvent être intentées uniquement à l'égard des infractions criminelles à la Loi, les modifications auront pour effet supplémentaire de mettre à disposition un large éventail d'actions collectives potentielles qui, jusqu'à présent, ne pouvaient pas être intentées.

Si les modifications sont adoptées dans leur format proposé, il sera intéressant d'observer comment le Bureau cherchera à poursuivre les affaires de cartel du côté des acheteurs. L'expérience récente aux États-Unis suggère que le seuil pour obtenir une condamnation pénale est élevé; les deux premières poursuites pénales du ministère américain de la Justice pour collusion sur les marchés du travail se sont récemment soldées par un échec, les jurys des deux procès ayant acquitté les défendeurs des accords présumés de fixation des salaires et de non-débauchages.1 

Augmentation des sanctions, des pouvoirs d'enquête et d'accès au tribunal

Conformément aux récentes recommandations du Bureau que les sanctions financières prévues par la Loi ne deviennent pas un simple « coût de faire des affaires  », mais qu'elles suivent de plus près les sanctions financières dont disposent les organismes dans d'autres juridictions, le gouvernement fédéral prévoit adopter une approche à plusieurs volets pour dissuader et punir les comportements anticoncurrentiels.

  • Premièrement, la LEB augmenterait considérablement les sanctions administratives pécuniaires (« SAP») disponibles en ce qui a trait à la fois aux (a) déclarations civiles trompeuses et aux (b) infractions d'abus de position dominante. Après la réforme, les sociétés pourraient se voir obliger de payer une SAP correspondant au plus élevé des montants suivants : (a) les SAP actuellement établies dans la Loi (c'est-à-dire jusqu'à 10 millions de dollars canadiens pour la première infraction et 15 millions de dollars canadiens pour toute ordonnance subséquente); ou (b) trois fois la valeur du bénéfice tiré du comportement trompeur ou de l'abus de position dominante, si ce montant peut être déterminé raisonnablement.

Lorsque ce montant ne peut pas être déterminé raisonnablement, la SAP serait de trois pour cent des bénéfices bruts mondiaux de la personne morale. Bien que l'imposition des SAP continuera de relever de la compétence du Tribunal, les modifications exigeraient que le Tribunal impose des SAP plus importantes dans les cas où la conduite contestée a généré un bénéfice financier supplémentaire qui dépasse les plafonds actuels des SAP. Pour les très grandes organisations mondiales dont le chiffre d'affaires annuel se chiffre en milliards de dollars, la responsabilité potentielle en vertu du régime révisé pourrait éclipser les montants déjà imposés dans les affaires d'abus de position dominante et de déclarations trompeuses en matière civile.

Quant aux cartels criminels – y compris les accords de non-débauchage et de fixation des salaires –, le plafond actuel de 25 millions de dollars canadiens sur les amendes serait supprimé puisqu'elles seraient désormais fixées à la discrétion du tribunal, sans plafond prévu par la loi. 

  • Deuxièmement, pour renforcer davantage les pouvoirs d'enquête du Bureau dans le contexte des cartels internationaux, la LEB permettrait également au Bureau de demander une ordonnance du tribunal pour contraindre à témoigner des personnes situées à l'extérieur du Canada, mais qui exploitent une entreprise au Canada ou qui vendent des produits au Canada à partir de l'étranger.
  • Troisièmement, la LEB vise à permettre aux plaideurs à titre privé de saisir directement le Tribunal dans les affaires d'abus de position dominante. Bien que la norme du Tribunal pour l'autorisation d'un appel demeure inchangée, le Tribunal ne pourrait tirer aucune inférence d'une action ou d'une absence d'action de la part du commissaire pour prendre cette décision. Pris ensemble, ces modifications permettraient aux plaideurs de contribuer plus facilement à l'activité d'application de la loi faite par le Bureau en matière d'abus de position dominante.

Toutefois, la législation proposée pourrait ne pas inciter fortement les plaideurs à titre individuel d'intenter des procès de leur propre initiative, puisque le Tribunal n'aurait pas le pouvoir d'accorder des dommages et intérêts au requérant, mais seulement celui d'imposer une SAP à la partie contrevenante ou de rendre une ordonnance interdisant le comportement contesté. Par conséquent, il reste à voir si cet élargissement de l'accès au Tribunal entraînera un accroissement des actions privées. 

Il est important de noter que les droits d'action privés ne sont toujours pas disponibles pour les accords de collaboration entre concurrents pouvant faire l'objet d'un examen civil et susceptibles d'empêcher ou de réduire sensiblement la concurrence; le commissaire reste la seule personne habilitée à contester de tels accords devant le Tribunal de la concurrence.

Renforcer l'application de la législation numérique

Alors qu'elle cherchait à répondre à la position du Bureau selon laquelle la Loi ne lui permet pas de poursuivre efficacement les transactions et les pratiques commerciales potentiellement anticoncurrentielles dans le domaine numérique, la LEB propose d'apporter plusieurs autres changements à la Loi :

  • Abus de position dominante: des modifications textuelles ciblées visent à garantir que les comportements destinés à empêcher l'entrée de concurrents – y compris les concurrents naissants – sur le marché, ou à les en exclure d'une autre manière, pourraient enfreindre la disposition relative à l'abus de position dominante.

Par exemple, la LEB considère comme un « acte anticoncurrentiel » une entreprise dominante qui réagit de manière sélective ou discriminatoire à l'égard d'un concurrent réel ou potentiel afin d'entraver son entrée ou son expansion, ou de l'éliminer complètement du marché. Lors de l'évaluation de la mesure dans laquelle la pratique contestée réduit ou empêche la concurrence de manière substantielle, le Tribunal pourra désormais aussi tenir compte de l'impact sur les barrières à l'entrée (y compris les effets de réseau), sur la concurrence par les prix et la concurrence hors prix (y compris la qualité, le choix et la protection de la vie privée des consommateurs), ainsi que de l'ampleur et de la pertinence de l'innovation sur le marché.

  • Examen des fusions: la LEB modifierait également la liste non exhaustive des facteurs à prendre en compte par le Tribunal lorsqu'il évalue l'impact d'une transaction sur la concurrence, afin d'inclure les mêmes sujets que ceux qui apparaissent couramment dans les affaires concernant les marchés numériques. Après la réforme, le Tribunal peut tenir compte des effets de réseau au sein du marché, de la possibilité que l'accord ou la fusion renforce la position des titulaires sur le marché et de tout effet que l'accord ou la fusion aurait sur la concurrence par les prix ou la concurrence hors prix, y compris la qualité, le choix ou la vie privée des consommateurs. Bien que le Bureau tienne déjà largement compte de ces éléments lorsqu'il procède à l'analyse de l'examen des fusions, leur codification dans la Loi renforce l'importance de ces facteurs.
  • Collaborations entre concurrents: comme pour l'examen des fusions, la LEB élargirait la liste des facteurs à prendre en compte pour déterminer si une collaboration entre concurrents pouvant faire l'objet d'un examen civil pourrait empêcher ou réduire sensiblement la concurrence. En pratique, cela pourrait élargir la capacité du Bureau à examiner les collaborations entre concurrents sur les marchés numériques.

Dans l'ensemble, ces modifications peuvent encourager le Bureau à poursuivre plus fréquemment des affaires de fusion et de conduite dans les marchés numériques en fournissant un fondement législatif pour examiner des théories de préjudice non conventionnelles et chercher à étayer ces théories devant le Tribunal.

Codification de l'indication de prix partiel

Quant à la protection des consommateurs, la LEB considère la pratique de l'indication de prix partiel – qui consiste, pour une entreprise ou un particulier, à faire état d'un prix inaccessible en raison de frais obligatoires fixes – comme un type de représentation fausse ou trompeuse. Une telle conduite peut entraîner une responsabilité pénale si la déclaration a été faite avec l'intention d'induire en erreur, ou peut être examinée au civil en vertu de la loi.

Il faut y voir une codification de la pratique préexistante du Bureau plutôt que le signal d'un changement marqué de la position en matière d'exécution. Au cours des dernières années, le Bureau a intenté une série de poursuites pour indication de prix partiel liées aux marchés du commerce électronique, notamment contre des entreprises de location de voitures et des agents de voyage en ligne. L'inclusion de cette pratique dans la LEB proposée est une reconnaissance de la position déclarée du Bureau selon laquelle les prix abusifs continueront de faire partie intégrante de sa stratégie plus vaste d'application des lois numériques. En outre, compte tenu du fait qu'il s'agit d'un domaine prioritaire pour le Bureau, les SAP potentiels pour les déclarations civiles trompeuses ont également été augmentés de manière substantielle (voir précédemment).

Modifications limitées pour combler les lacunes perçues dans le régime de notification des fusions

Outre quelques changements mineurs d'ordre administratif relatifs à l'examen des fusions, la LEB prévoit d'introduire une disposition anti-évitement, qui exigerait la notification et l'approbation préalables des transactions délibérément structurées pour éviter l'application des dispositions de la Loi relatives à la notification des fusions. Bien que cela puisse accroître légèrement le nombre de transactions devant être obligatoirement notifiées en vertu de la Loi, le gouvernement a négligé de combler certaines lacunes cernées dans les récentes recommandations du Bureau. Il n'est pas certain si ces questions seront abordées dans un projet de loi ultérieur ou si elles seront incluses à de nouvelles consultations pour la réforme en temps voulu.

Prochaines étapes

La LEB suivra maintenant le processus législatif et fera l'objet de trois lectures et d'un vote à la Chambre des communes et au Sénat dans les semaines à venir, dans le but de recevoir la sanction royale avant les vacances parlementaires d'été, à la fin du mois de juin 2022. Compte tenu de l'entente de soutien et de confiance conclue entre le Parti libéral au pouvoir et le Nouveau Parti démocratique, le gouvernement fédéral risque d'obtenir le soutien nécessaire pour adopter la LEB et ainsi de mettre en vigueur les premières modifications importantes de la Loi depuis 2009. 

Étant donné que de nombreuses recommandations du Bureau ne sont pas abordées dans la LEB, nous nous attendons à ce que d'autres réformes du droit de la concurrence soient entreprises à l'avenir. 

Footnote

1 Pour en savoir davantage, allez à : https://www.law360.com/articles/1484766/.

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